Grande distribution, ton univers impitoyable

C’est un passage obligé dans son cursus d’études : Clément, 20 ans, doit s’immerger dans le monde du travail. Il décroche un CDD dans une grande surface, en tant que “hôte de caisses“. Récit d’une expérience riche en (mauvaises) surprises et en enseignement...

Clément est embauché pour remplacer le temps de leur immobilisation des personnes ayant dû subir une opération du canal carpien, ou soigner une tendinite – affections dont il ne tardera pas à découvrir qu’elles sont directement liées aux manipulations imposées par le travail en grande surface.

En particulier, au poste de “hôte de caisses”. Si la loi impose une masculinisation du terme tenant lieu de neutre dans les offres d’emploi (hôte de caisses H/F), dans les faits, il faut plutôt parler d’hôtesses de caisse, communément appelées “caissières”. Un métier dont on méconnaît les compétences requises (agilité d’esprit, rapidité, sens du contact...), soumis à des horaires fluctuants et hachés paradoxalement difficiles à concilier avec une vie de mère, sous-payé, méprisé parce que féminisé – à moins que ça ne soit le contraire.

Sexisme

C’est donc ce poste jugé négligeable que Clément, jeune étudiant fringant, occupera. D’emblée, lors de l’entretien préalable, on lui demande si ça ne le gêne pas de travailler au sein d’une équipe essentiellement composée de femmes. Plus stupéfiant encore à ses oreilles : «On m’a demandé si ça ne me dérangeait de recevoir des ordres d’une femme. »

Bienvenue dans un monde caricaturalement sexué, où les « blagues de cul » fusent ! Inclus sans son assentiment dans ces échanges codifiés, Clément subit des insinuations graveleuses sur ses relations avec telle ou telle collègue. « A ce niveau, on peut parler de harcèlement sexuel, non ? », s’interroge-t-il. A des piques « même pas marrantes » à caractère sexiste d’un employé noir, répondent des insultes racistes, toujours sous couvert de convivialité.

Clément s’enhardit à exprimer son trouble à ses collègues des caisses. « Elles se sentaient gênées. Certaines ont admis que ça n’était pas normal. »

Racisme

Pour prévenir la fauche, on demande à Clément de surveiller les clients dans le magasin. Admissible. Sauf que la surveillance ne s’exerce que sur des clients ciblés : en particulier, les « manouches ». L’ensemble du personnel semble souscrire au racisme anti-Rroms. Clément tente d’expliquer que ces discriminations qui semblent banales peuvent conduire à des catastrophes. « J’ai fait le parallèle avec les Juifs pendant la montée du nazisme. » Peine perdue : toutes et tous s’affirment convaincu.es que, grâce aux aides que leur accorderait l’État, les “étrangers” seraient dans une situation plus enviable que la leur.

Un jour, alors qu’il prend sa pause, on rappelle Clément à son poste : un incident perturbe le service en caisse. Sous prétexte qu’il “manque des choses en rayon“, le responsable exige d’une cliente qu’elle vide ses sacs après son passage en caisse. Curieux hasard, il se trouve que cette femme est noire.  En fin de journée, les clients partis, l’évocation de l’épisode en présence de l’équipe réunie déclenche l’hilarité. Clément, qui tente de souligner les difficultés quotidiennes qu’ont à affronter les émigrés, n’est pas entendu, même pas écouté.

Pas de vagues !

C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Débordé par son travail en caisse, Clément n’a pu s’élever en direct contre l’humiliation infligée à la cliente noire.  Quelques jours plus tôt, il n’avait pas eu le courage d’intervenir en faveur d’un clochard mis à la porte sans ménagement et déclaré interdit d’entrée parce qu’il fourrait dans ses poches quelques articles complétant les courses qu’il payait. Il se l'est amèrement reproché. Il ne veut plus cautionner ces manquements. Il se rend chez un médecin pour faire constater le stress qu’ils occasionnent chez lui.

De retour à son poste, Clément est convoqué par la direction. On lui demande expressément de faire profil bas. Il refuse de plier et propose sa démission. Proposition refusée, licenciement inconcevable, car la direction a compris qu’il a découvert des pratiques illégales qu’il n’hésiterait pas à dénoncer lors d’une procédure.

Et la loi, dans tout ça ?

Dans cette grande surface, les préjugés raciaux entrainent des pratiques indiscutablement illégales, exigées par la direction, tolérées voire cautionnées par le personnel. Par exemple, jusqu’à un montant de 150 €, l’hôte.sse de caisse est tenu.e d’accepter un paiement par chèque, sur présentation d’une pièce d’identité. On a demandé à Clément d’user de prétextes fallacieux pour refuser les chèques émis par des Rroms. Son refus d’obtempérer lui a valu une réprimande. Argumentée par le responsable : « De toute façon, les Roumains ne porteront pas plainte. »

Pour l’étudiant, l’expérience a été, en dépit de ses souffrances morales, positive : elle lui a révélé une des faces cachées du travail, et confirmé sa volonté de résistance. Les employés, en majorité des employéEs, de la grande distribution ne disposent malheureusement pas de cette latitude. Outre des horaires fluctuants préjudiciables à leur santé et à leur vie privée, des conditions de travail dont la pénibilité n’est pas reconnue, des salaires qui leur permettent à peine de faire face à leurs charges, elles/ils subissent l’obligation de légitimer et appliquer des discriminations, fût-ce au prix du reniement de leurs propres convictions. Négation de la conscience individuelle, dépersonnalisation, humiliation, compromission... Pour combien de temps encore ?