Une pédagogie de la créativité

Que dit-on de soi-même à travers ses vêtements ? Laurence Denis, styliste formatrice, interroge ce langage non verbal. Dans ses interventions, elle encourage les participant.es à être, non pas conformes aux normes imposées, mais actrices/acteurs de leur image.

Vernissage de Chant'Yé, exposition réalisée par la plasticienne Marie-Pierre Ducoq suite à son immersion dans le chantier d'insertion Créafibres animé par Laurence Denis.

Depuis le début des années 1990, Laurence Denis associe deux compétences, le stylisme et la formation, qui reflètent ses deux passions, le vêtement et la transmission. En se ménageant des pauses : "J’aime prendre du temps pour questionner mon travail, m’arrêter sur des questions qui me tiennent à cœur."

En recherche

Après le bac, elle souhaitait s’orienter vers le stylisme. « Mais je suis de milieu ouvrier. C’était impossible pour mes parents de payer une école. » Laurence Denis prend alors son avenir en mains. Elle combine un « boulot de pionne » avec des études à la faculté de géographie, où elle obtient une licence. Ayant sagement «mis un pécule de côté», elle s’inscrit dans une école de stylisme à Paris. Elle « fait la navette » entre Paris et Le Mans, sa ville natale restée son port d’attache. Elle a contracté un prêt étudiant et doit absolument décrocher un emploi à la fin de ses études.

En 1987, elle pénètre pour la première fois dans le monde de la formation en animant un stage de redynamisation à destination des demandeur.ses d’emploi initié par la Fédération des œuvres laïques. « Tout de suite, j’ai mis au point un module : personnalisation d’un vêtement pour un entretien d’embauche. » A l’opposé des opérations relooking standardisées qui obligent à s’adapter passivement aux codes vestimentaires des entreprises, la pédagogie de Laurence Denis invite à la créativité. « Je passe le message des codes des entreprises. Mais pour donner à chacun.e la possibilité de se positionner. Imposer des images préfabriquées est contre-productif : comment se sentir à l’aise lors d’un entretien si on n’est pas soi-même ? Alors que si on devient actrice ou acteur de sa propre image, on se sent valorisé.e. »

Laurence Denis poursuit son chemin dans la formation, en entreprises ou auprès des sans-emplois, des femmes pour la plupart. Elle creuse son sujet. Et s’aperçoit qu’il « manquait un aspect : questionner les femmes sur leur vécu, faire un travail sur l’image de soi. » Pour élaborer ses propres outils pédagogiques, elle reprend des études à l’université d’Angers : « Médiation et communication scientifiques et techniques », où elle créé son propre module « Communication vestimentaire ».

Elle y affine sa réflexion et en tire la ligne directrice de ses futures interventions. « Je ne veux pas interroger le paraître sur le plan formel, mais questionner le fond. Le langage vestimentaire est très complexe : on cache et on montre en même temps. Qu’est-ce que ça dit aux autres ? Et à moi-même ? C’est de l’ordre de l’inconscient. Je veux faire prendre conscience des messages qui transparaissent et nous échappent. »

 

Défilé de printemps à Créafibres
Défilé de printemps à Créafibres

« Paroles de fringues »

Mais, si elle passionne pour son métier et les rencontres humaines d’une infinie diversité qu’il lui offre, Laurence Denis ne peut pas toujours l’exercer comme elle l’entend. Or, elle ne s’envisage pas comme mercenaire des organismes ou entreprises n’adhérant pas à sa démarche. Et puis, ce besoin d’approfondir, d’enrichir, qui ne la quitte pas...

En 1999, elle s’accorde à nouveau une « pause ». Elle cofonde l’association Corps Text’ (pour textile) et s’investit dans un grand événement manceau, « Paroles de fringues », dont elle devient co-directrice. Coproduit par la ville du Mans et le Conseil Général, la manifestation se propose de faire « pour l’an 2000, un état des lieux des vêtements ». Accompagnée d’un photographe, Laurence Denis parcourt la ville, explore différents lieux et milieux, à la découverte de « la mode de la rue ». Ce travail sur les tendances que l’on rencontre dans la vraie vie zigzague à travers la pyramide des âges.

Il donne une exposition photos. Sa présentation s’enrichit d’événements divers : performances de huit plasticien.nes autour du vêtement, qui l’abordent « dans l’ordre de l’étrange » ; défilés chorégraphiés de créateurs mancelles et manceaux, qui ont travaillé avec des élèves de l’école de mime Marcel Marceau ; colloque pluridisciplinaire. Le désir  de « créer des passerelles » a guidé Laurence Denis. Suivie de l’adaptation de l’exposition pour le musée de Bourgoin Jallieu, qui s’affirme comme un haut lieu de la mémoire du textile en France, l’aventure la mobilise jusqu’en 2003.

 

La friperie créative

En 2007, Laurence Denis devient encadrante technique, pédagogique et sociale sur le chantier d’insertion Créafibres. Le chantier se déroule à Coulaines, dans la périphérie du Mans. La commune cherche à répondre aux besoins de ses administrées les plus fragiles : les mères isolées en situation de précarité.

La styliste formatrice met alors en œuvre une des idées nées au cours d’une seconde formation universitaire en 2005, où elle obtiendra un certificat de compétences en « management d’une association en économie sociale et solidaire », et durant laquelle elle a écrit son mémoire « Le développement d’une friperie créative participant à l’économie sociale et solidaire ». Les douze participantes du chantier Créafibres travailleront autour du tri et du recyclage de vêtements. La « friperie créative » colle optimalement aux valeurs de Laurence Denis. En élaborant deux collections par an, présentées lors d’un défilé public, les femmes « retrouvent l’esprit des enfants. Pas de frontières, pas de contraintes, pas de jugement. Juste le plaisir d’inventer et d’expérimenter. Une manche de veste qui devient un sac, c’est extraordinaire ! » Laurence Denis affirme que cet appel à la créativité « donne la possibilité de rebondir. On ouvre plein de petits tiroirs. »

L’intervention de son amie plasticienne Marie-Pierre Duquoc, corsera les enjeux du chantier. Laurence Denis le quittera, pourtant, malgré l’enthousiasme et le plaisir, quand les exigences des commanditaires entreront en contradiction avec ses convictions. En clair, quand les objectifs viseront la rentabilité. « Passer commande de quatre cents bavoirs à des personnes non formées et sous-équipées, et les mettre ainsi en concurrence avec des ateliers professionnels, ça n’a pas sens ! C’est un problème à l’échelle nationale. Ces chantiers ont une visée sociale et de formation professionnelle. Mais depuis quelque temps, on doit répondre à des appels d’offre et nous positionner sur une économie de marché, ce qui contredit l’objectif de départ. L’économique était un des moyens par lesquels on remettait les gens au travail, c’est devenu une finalité.»

 

Un nouveau chantier

Laurence Denis œuvre toujours comme styliste formatrice, en réadaptant son travail, « tout en gardant mon cap ». Elle travaille avec un photographe qui portraitise des personnes handicapées, dans le cadre des Photographiques, événement annuel du Mans, dont le thème 2014 sera « Au-delà de la mode ». Elle anime un atelier sur l’image de soi – son fil directeur.

En 2003, lors d’une de ses pauses, elle a réfléchi sur la question du voile : « Qu’est-ce qui fait qu’on cache les femmes à ce point ? » Elle voulait comprendre. Elle est allée chercher dans les grands textes religieux, dont elle a extrait des scènes fondatrices, matière d’un écrit touffu. En tant que femme, ce travail l’a « déstabilisée ». Elle souhaite aujourd’hui le rouvrir et le reprendre pour en tirer la base d’un événement thématique. Un nouveau chantier dont Laurence Denis, fidèle à sa propre exigence, prendra le temps de la mise en œuvre.