Genre et théorie musicale

L'exemple du cours de composition musicale de Vincent d'Indy

par Alexandre Robert

Photos réalisées à la Maison des Arts de Saint-Herblain.

En nous appuyant sur certains passages des premier et deuxième volume  du Cours de composition musicale de Vincent d'Indy,  nous nous proposons ici de comprendre, à travers un regard sociologique, comment des représentations genrées en viennent à s’immiscer jusque dans ce discours de théorie musicale.

Né en 1851 et mort à 80 ans, Vincent d’Indy aura profondément marqué le champ musical français à travers ses activités de compositeur, d’interprète, de pédagogue et de théoricien. Co-fondateur de la Schola Cantorum en 1896 avec Charles Bordes et Alexandre Guilmant, il y exerce pendant une trentaine d’années l’activité de professeur de composition musicale et contribue pour une bonne part au succès de cette école religieuse de musique (qui, rappelons-le, deviendra une quasi concurrente du Conservatoire de Paris dans les années 1900 et 1910). Ses cours de composition accueillent de nombreux élèves tels que Déodat de Séverac, Albert Roussel, Erik Satie ou Isaac Albéniz, pour n’en citer que quelques-uns. Ainsi, une grande partie de l’activité théorique de Vincent d’Indy a été objectivée dans les trois volumes du Cours de composition musicale, rédigés avec l’aide de son élève Auguste Sérieyx[1]. En nous appuyant sur certains passages des premier et deuxième volumes, nous nous proposons ici de comprendre, à travers un regard sociologique, comment des représentations genrées en viennent à s’immiscer jusque dans ce discours de théorie musicale. Comme on le verra, celui-ci offre l’occasion de saisir, à l’échelle individuelle, la façon dont l’opposition masculin/féminin peut être amenée à circuler entre différents domaines de pratique. Plus précisément, il permet de se pencher sur le processus de mise en genre du musical. Comme le disait très justement Léon Vallas dans sa biographie consacrée au compositeur et théoricien : « Vincent d’Indy […] reste incompréhensible à qui ignore les conditions de sa formation intellectuelle et morale[2]. » Ainsi, nous tenterons dans un premier temps de mettre en évidence un schème qui traverse les discours de théorie musicale de Vincent d’Indy, et qui repose sur l’opposition masculin/féminin. Dans un second temps, nous verrons comment les expériences socialisatrices catholiques de d’Indy ont favorisé la retraduction de ce schème dans le domaine musical.

Genre et musique chez d’Indy

Vincent d’Indy n’est pas le premier ni le seul à avoir employé des désignations genrées à travers des discours de théorie musicale. Cependant, on le voit non seulement mettre en scène l’opposition masculin/féminin de façon répétée, mais aussi (et surtout) expliciter sa démarche.

Représentations genrées et division du monde musical

Exemple 1 : Dans le Cours de composition musicale, on peut repérer un premier passage concernant les rythmes et dans lequel les désignations de genre sont explicitement convoquées pour caractériser des éléments musicaux. Pour d’Indy, tout rythme se compose fondamentalement d’un temps léger et d’un temps lourd, et chaque temps peut lui-même se composer de plusieurs sons. Il appelle donc « masculin le rythme dont le temps lourd ne contient qu’un seul son, et féminin celui dont le temps lourd est formé d’un son principal accentué et suivi d’un ou de plusieurs autres sons dont l’intensité décroit comme celle de nos syllabes muettes[3] ». D’Indy se réfère en fait aux règles poétiques qui consistent à distinguer rimes masculines et rimes féminines. Or une rime est dite féminine quand le dernier phonème est un e muet, et masculine dans les autres cas. Qu’il s’agisse du rythme ou de la rime, la même logique associative est à l’œuvre puisqu’une analogie est faite entre la faiblesse, la décroissance, le bas et le féminin (le masculin, lui, étant défini plus négativement, et ne désignant ici que ce qui n’est pas « féminin »).

Exemple 2 : Le deuxième passage concerne les thèmes de la forme sonate. Soulignant le fait que, chez Beethoven, la plupart des morceaux de forme sonate se structurent autour de deux thèmes (qu’il nomme les « idées »), d’Indy propose de distinguer la première idée de la deuxième idée en les nommant respectivement « masculine » et « féminine » :

« À mesure que les deux idées exposées et développées dans les pièces de forme Sonate se perfectionnent, on constate […] qu’elles se comportent vraiment comme des êtres vivants, soumis aux lois fatales de l’humanité : sympathie ou antipathie, attirance ou répulsion, amour ou haine. Et, dans ce perpétuel conflit, image de ceux de la vie, chacune des deux idées offre des qualités comparables à celles qui furent de tout temps attribuées respectivement à l’homme et à la femme. Force et énergie, concision et netteté : tels sont à peu près invariablement les caractères d’essence masculine appartenant à la première idée : elle s’impose en rythmes vigoureux et brusques, affirmant bien haut sa propriété tonale, une et définitive. La seconde idée au contraire, toute de douceur et de grâce mélodique, affecte presque toujours par sa prolixité et son indétermination modulante des allures éminemment féminines : souple et élégante, elle étale progressivement la courbe de sa mélodie ornée ; circonscrite plus ou moins nettement dans un ton voisin au cours de l’exposition, elle le quittera toujours dans la réexposition terminale, pour adopter la tonalité initiale occupée dès le début par l’élément dominateur masculin, seul. Comme si, après la lutte active du développement, l’être de douceur et de faiblesse devait subir, soit par la violence, soit par la persuasion, la conquête de l’être de force et de puissance. Telle parait être du moins, dans les Sonates comme dans la vie, la loi commune […].[4] »

D’Indy se livre presque, ici, à un exercice de réflexivité. Le terme de « masculin » est très clairement employé pour désigner la vigueur, la force, l’imposition de la première idée, alors que celui de « féminin » désigne à l’inverse la faiblesse, la douceur, l’indétermination de la deuxième. De plus, le masculin et le féminin sont opposés avec beaucoup plus d’insistance que dans le passage sur les rythmes. Notre théoricien déploie ainsi tout un lexique de l’antagonisme et parle de « perpétuel conflit » entre les deux idées, de thèmes « contrastants », etc. On peut aussi souligner, au passage, le fait que selon d’Indy la première idée « s’impose en rythmes vigoureux et brusques », alors que la deuxième idée est faite « toute de douceur et de grâce mélodique ». Il y a donc une masculinisation du rythme et une féminisation de la mélodie qui s’opèrent implicitement.

À partir de ces deux exemples (et plus spécialement le deuxième), on peut donc voir à l’œuvre un « principe de vision et de division du monde[5] », soit l’activation plus ou moins consciente, dans le registre spécifique de la théorie musicale, d’un schème de pensée qui relie systématiquement le masculin au haut, à la force, à l’actif, et le féminin au bas, à la faiblesse, au passif.

Heureux hasard; jour du passage de l'accordeur...

Un principe de vision et de division du monde sous influence catholique

Dans l’exemple 2, concernant la sonate beethovénienne, la tentative d’explicitation qui accompagne la désignation genrée des thèmes peut être interprétée comme un indice attestant de l’influence de la sphère catholique dans la construction de ce principe de vision et de division du monde musical. En effet, lorsqu’il affirme que « chacune des deux idées offre des qualités comparables à celles qui furent de tout temps attribuées respectivement à l’homme et à la femme », d’Indy voit en fait dans la forme sonate une sorte de métaphore de la vie et des relations entre hommes et femmes telles qu’il se les représente : « Comme si, après la lutte active du développement, l’être de douceur et de faiblesse devait subir, soit par la violence, soit par la persuasion, la conquête de l’être de force et de puissance. Telle parait être du moins, dans les Sonates comme dans la vie, la loi commune[6]. » Il s’appuie donc sur une triple opération de naturalisation (« la loi commune »), d’universalisation (« l’homme » et « la femme ») et d’anhistoricisation (« de tout temps ») des différences entre hommes et femmes pour justifier sa désignation. On peut établir un lien très net entre ce discours (qui, sur un mode très théorique, attribue à la femme comme qualité première le don de soi et, plus que la soumission, le dévouement à l’homme) et certains textes catholiques, tels que les passages de l’Évangile selon Saint-Matthieu mettant en scène Marie, « [obéissant] à son mari en silence et sans délibérer[7] ». Bien sûr, le catholicisme ne peut être vu comme l’origine exclusive de la mise en œuvre d’un tel schème. La sphère musicale française ou même européenne, au XIXe siècle, est elle-même traversée par de puissants stéréotypes de genre[8], à l’image d’Adolph B. Marx qui, dès 1847, parle déjà de « thème masculin » et de « thème féminin » pour théoriser la forme sonate[9] (et l’on pourrait même remonter jusqu’au traités de l’antiquité pour trouver des exemples analogues[10]). La mise en œuvre de telles catégories de genre dans un traité de théorie musicale est donc légitimée par l’histoire de la vie musicale. Mais le sens spécifique qui, chez d’Indy, soutient l’usage des termes « masculin » et « féminin » révèle une  influence spécifique du catholicisme[11] dans la formation de ce schème de division du monde musical.

La validité de cette interprétation se trouve renforcée du fait que la théorie musicale de Vincent d’Indy est beaucoup plus généralement imprégnée, voire subordonnée à une puissante éthique catholique (logique hétéronome). Pour s’en convaincre, il suffit de citer l’introduction du Cours de composition musicale : « Sans la Foi, il n’est point d’Art […]. L’idée de l’Art nous apparait […], dès l’origine, indissolublement liée à l’idée religieuse, à l’adoration ou au culte divin[12]. » Ou encore son discours d’inauguration prononcé à la Schola Cantorum le 2 novembre 1900, traçant les grandes lignes de son programme d’enseignement : « Ce sera donc non seulement une instruction artistique, mais encore une véritable instruction spirituelle que les élèves auront à recevoir[13]. » On pourrait d’ailleurs mettre en évidence un ensemble d’autres schèmes issus de la sphère catholique que d’Indy met en œuvre dans le domaine musical de façon beaucoup plus explicite, tels que l’attachement aux traditions et aux règles, ou l’ascétisme et l’humilité de la pratique musicale.

On en conclut qu’il y a bien eu influence plus ou moins explicite de la sphère catholique dans la formation et la mise en œuvre de ce principe de division. Dès lors, et bien que ce ne soit sans doute pas la seule, on peut s’interroger sur les conditions de possibilité de cette influence spécifiquement catholique en examinant les expériences antérieurement vécues par d’Indy lors de sa socialisation primaire.

Les expériences socialisatrices de d’Indy

Comme le rappelle Bernard Lahire[14], les circulations de schèmes ou de dispositions entre deux domaines de pratique ne s’effectuent pas, à l’échelle individuelle, de façon automatique, mais sont bel et bien favorisés par des conditions socio-historiques spécifiques. L’exemple empirique de Vincent d’Indy vient confirmer cette assertion. En s’appuyant sur des données biographiques et sur des discours de Vincent d’Indy, il est possible de voir en quoi son processus de socialisation primaire, dominé par une intense éducation catholique, favorise la présence de représentations genrées dans sa pensée musicale.

Une « socialisation primaire » particulière

Pour bien comprendre la façon dont se construit Vincent d’Indy à travers ses premières expériences socialisatrices, il faut restituer la « configuration[15] » familiale dans laquelle il s’inscrit ainsi que le rôle qu’il y joue, de sa naissance jusqu’à ses vingt ans environ. D’Indy grandit dans un milieu extrêmement favorisé. Mais son enfance va se dérouler dans des conditions tout à fait singulières, puisque sa mère meurt quelques semaines après l’avoir mis au monde, en 1851, et son père Antonin d’Indy se remarie très rapidement. C’est alors la grand-mère paternelle du petit Vincent, la comtesse Résia d’Indy, qui décide d’assumer seule et de manière quasi-exclusive son éducation. Occupant une position dominante au sein de la famille et exerçant une autorité inflexible sur ses deux fils, elle parvient à négocier puis à revendiquer le droit exclusif d’élever son petit-fils.

Fille de militaire et imprégnée d’un catholicisme fervent, Résia d’Indy est décrite par Léon Vallas comme une femme au tempérament ferme, « d’apparence digne et froide », manifestant « dans toutes les circonstances de la vie banale une exactitude ponctuelle, presque maniaque[16] ». Vincent d’Indy, dans ses « Impression musicales d’enfance et d’adolescence », abonde dans le même sens : « Ma grand’mère avait gardé, des habitudes provinciales du XVIIIe siècle, la rigidité absolue dans l’observance du devoir […][17]. » Si l’on voulait brosser rapidement son portrait, on pourrait dire que les actions de Résia d’Indy sont orientées selon deux dispositions principales : une disposition à l’autoritarisme, qu’elle met en œuvre au moins à l’intérieur de la sphère familiale, et une disposition ascétique, qui semble se manifester de manière cohérente dans l’ensemble de ses domaines de pratique. Son affection étant exclusivement dirigée vers son petit-fils, elle impose rapidement que toute la vie familiale se rythme et s’organise autour de lui. Léon Vallas donne deux exemples qui illustrent bien la situation instaurée par la comtesse, qui place naturellement et automatiquement le petit Vincent au centre de toutes les attentions, parfois au détriment des autres membres de la famille :

« Que ses petits-enfants fussent bien ou mal habillés, elle n’en avait cure ; mais Vincent était toujours costumé comme un petit prince par le meilleur tailleur de Paris. Son père, à qui l’on ne demandait pas conseil, n’avait qu’à régler les factures d’achats faites sans esprit d’économie par celle qui était la souveraine indiscutable de toutes les destinées. Les repas pris en famille présentaient un incroyable dispositif : Rézia [sic] d’Indy se désintéressait pour elle-même de la question culinaire (elle se contentait d’un potage, d’un fruit ou d’une tasse de café) ; elle s’en désintéressait aussi pour ses fils, pour ses brus, pour cinq de ses petits-enfants : elle engageait comme cuisinière, raconte Pierre d’Indy, demi-frère de Vincent, « n’importe quelle gargotière, qui nous servait le plus souvent une cuisine innommable » ; mais pour le seul Vincent, Rosalie, la vieille bonne, cuisinait soigneusement de petits plats spéciaux que les autres convives, réduits à se contenter pour eux-mêmes d’un banal brouet, ne pouvaient qu’admettre au passage[18]. »

Résia d’Indy effectue donc tous les choix pour tout ce qui concerne son petit-fils. S’il lui arrive de déléguer certaines tâches, c’est tout de même elle qui décide en dernière instance et qui fixe les limites, n’étant gênée ni par une autorité concurrente, ni par des contraintes financières. Toutes les activités et les pratiques du petit Vincent sont alors soigneusement sélectionnées et organisées par elle et par elle seule. Et si tel est le cas, comme on vient de le voir, dans les domaines vestimentaire et alimentaire, ça l’est aussi et surtout dans le domaine de l’éducation. Elle commence par lui inculquer elle-même les rudiments des mathématiques, du français ou de l’histoire, puis, à mesure que Vincent grandit, elle engage des précepteurs qui viennent lui enseigner au domicile familial. Marie d’Indy, la petite-fille de Vincent d’Indy, précise que plusieurs de ces précepteurs sont des ecclésiastiques[19]. S’investissant tant symboliquement que matériellement, mettant en jeu son capital culturel incorporé comme son capital économique objectivé, (elle lègue par exemple tout son héritage au seul Vincent[20]), Résia d’Indy s’engage entièrement dans la mission de prise en charge et de modelage qu’elle s’est auto-attribuée. Mais son rapport à son petit-fils, bien qu’il ait pour principe une affection profonde, se caractérise avant tout par l’instauration d’une discipline rigoureuse, manifestation de sa puissante disposition ascétique :

« Je ne sus jamais ce que c’est qu’une pension ou un collège, mais j’appris à suivre la règle invariable qui présidait à l’organisation de mes études et qui ne pouvait jamais, sous aucun prétexte, être modifiée. Tel personnage puissant ou illustre eût-il demandé à me voir à un moment réservé à l’étude, que ma grand’mère eût imperturbablement refusé, au pape aussi bien qu’à l’empereur, de me distraire de mon travail, fût-ce de cinq ou dix minutes[21]. »

Dans une telle configuration, on comprend que l’enfance de Vincent d’Indy se déroule dans des conditions extrêmement stables, puisqu’il est constamment placé sous le regard de sa grand-mère, invariablement soumis à ses préférences, ses injonctions et ses jugements, ne pouvant effectuer quasiment aucune action sans obtenir son assentiment. Sa socialisation primaire se caractérise donc par une grande cohérence et une grande homogénéité à la fois en termes d’expériences et de conditions de réalisation de ses expériences[22], puisqu’elles plongent toutes leurs racines dans le sol de la sphère familiale, matrice de socialisation à laquelle il semble pratiquement ne jamais se soustraire.

 

Remerciements tout particulier aux personnes travaillant à la MDA qui m'ont facilité l'accès aux lieux et aux instruments pour réaliser ces prises de vue.

Deux pratiques dominantes : le catéchisme et la musique

À travers ce style de vie homogène et en grande partie subordonné aux décisions de sa grand-mère, Vincent d’Indy est amené à se focaliser sur deux pratiques principales jusqu’à ses 18 ans : la pratique musicale et la pratique religieuse.

La pratique et la croyance religieuses s’imposent à Vincent d’Indy dès sa naissance. Le catholicisme fervent de Résia d’Indy l’incline à faire de l’éducation religieuse de son petit-fils une priorité absolue[23]. Cela se traduit bien sûr par des séances formelles de catéchisme, comme l’atteste une lettre de 1855 de Résia (Vincent à alors 4 ans) : « Vincent va à merveille et devient tous les jours plus gentil : il lit, écrit, catéchise […][24]. » La pratique du catéchisme continuera à occuper Vincent d’Indy tout au long de son enfance et de son adolescence, comme le révèlent plusieurs lettres à Mlle Saint-Pierre, sa première préceptrice : « Je veux d’abord vous informer que je suis membre de la petite conférence de St Vincent de Paul, et que j’ai eu dimanche dernier le 1er prix d’analyses au Catéchisme de persévérance[25]. » On y apprend également que cette pratique du catéchisme est complétée et consolidée par sa grand-mère et l’ensemble de sa famille par des visites de monuments religieux et de lieux de cultes : « J’ai communié hier au Catéchisme, puis nous avons déjeuné et nous sommes allés visiter les Eglises[26]. » C’est très vraisemblablement dans ce rapport très objectivé au savoir religieux que Vincent d’Indy incorpore le principe de vision et de division du monde structuré autour de l’opposition entre masculin et féminin, à travers l’étude répétée de textes catholiques mettant en scène des rapports entre hommes/femmes similaires à ceux décrits dans l’analyse de la sonate beethovénienne qu’on a vu précédemment (même si, malheureusement, on ne peut savoir quels étaient exactement ces textes étudiés). Une autre spécificité de l’intense socialisation religieuse de Vincent d’Indy réside dans la tendance explicite qu’a un certain ethos catholique (investissement, sens du devoir, rigueur, sérieux, etc.) à s’implanter au cœur d’autres domaines de pratique, et donc dans une propension à placer la pratique religieuse hiérarchiquement au-dessus des autres pratiques.

Parallèlement à la pratique religieuse, Vincent d’Indy est très tôt initié au piano et au solfège par sa grand-mère, excellente pianiste qui avait été l’élève des meilleurs professeurs de Paris (Pixis, Adam ou Kalkbrenner). Elle commence par l’initier elle-même au piano, puis décide en 1863 de lui faire prendre des leçons particulières avec Antoine François Marmontel (le père d’Antonin Marmontel) pour le piano et Louis Diémer pour le solfège. Il commence à étudier l’harmonie avec Albert Lavignac en 1865. Mais la socialisation musicale de Vincent d’Indy est loin de se limiter aux seuls enseignements musicaux. Il effectue en effet de fréquentes sorties à l’opéra avec sa famille (sorties accompagnées de toutes sortes de discours visant à commenter, à prolonger ou à approfondir cette expérience musicale) et assiste à de nombreuses représentations de musique de chambre dans le salon tenu par sa grand-mère. Les pratiques musicales sont donc aussi variées qu’omniprésentes au sein de la sphère familiale des d’Indy, participant pleinement au processus de construction de soi du jeune Vincent. Mais elles sont dominées par un rapport distancié et objectivé à la musique, rapport théorique introduit par les enseignements du solfège ou de l’harmonie et assez comparable au rapport théorique à la religion introduit par les cours de catéchismes.

On peut alors considérer cette configuration comme particulièrement propice à des circulations plus ou moins explicites de schèmes de pensée et d’action du domaine religieux vers le domaine musical. D’une part, musique et religion n’occupent pas le même statut, puisque les principes éthiques catholiques tendent à s’ériger en principes générateurs des autres pratiques ; les transpositions les plus explicites peuvent alors être vues comme l’application d’un quasi programme catholique qui vise à recouvrir la pratique musicale (c’est cette logique qui conduit par exemple d’Indy, comme on l’a vu précédemment, à faire du sentiment religieux le principe de toute pratique musicale dans son Cours de composition musicale, et à accorder ainsi une grande importance aux traditions et aux règles). D’autre part, les conditions de réalisation de ces deux pratiques sont très proches, puisqu’elles se côtoient et s’enchaînent continuellement au quotidien, occupant une grande partie de « l’espace mental » de d’Indy. Musique et religion sont, en outre, toutes deux envisagées selon une perspective très théorique, distanciée, objectivée, ce qui conduit aussi d’Indy à faire des rapprochements et des associations plus implicites entre les deux domaines. C’est ainsi que, progressivement, opérant certaines analogies avec les principes de vision du monde propres à la théorie catholique, l’opposition structurante entre masculin et féminin peut se transposer de façon insensible et faciliter un partage du monde musical entre masculin et féminin.

 

Conclusion

L’opposition masculin/féminin, telle qu’employée et explicitée dans le Cours de composition musicale, s’inscrit, certes, dans une continuité historique au sein de la sphère musicale européenne. Mais elle est aussi fermement ancrée dans une manière catholique d’appréhender le monde. Et de fait, à l’instar des architectes gothiques[27], Vincent d’Indy est placé dans une configuration socio-historique particulièrement favorable à des transferts de schèmes de pensée entre deux domaines relativement autonomes. On a alors pu saisir la manière dont, chez lui, la mise en genre du musical est largement favorisée par une socialisation primaire singulière, au cours de laquelle pratique musicale et éthique catholique sont intimement liées.

 

Alexandre Robert est étudiant en Master 2, Université Paris-Sorbonne

 

Consulter la bibliographie

Cette étude a été présentée par l'auteur lors du colloque du MAGE 

 "Le genre à l'oeuvre" les 20 et 21 septembre 2011 à Paris .

L'ensemble des travaux de ce colloque sont édités et peuvent être commandés

Contact: Secrétariat de Rédaction et Edition de la revue "Travail Genre et société"

CNRS Université Paris-Descartes

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[1] La pensée esthétique de Vincent d’Indy a récemment fait l’objet de plusieurs travaux historiques et musicologiques. Voir notamment Schwartz, M. (dir.), Vincent d’Indy en son temps, Liège, Mardaga, 2006 ; Saint-Arroman G. (de), Les Écrits de Vincent d’Indy, d’une pensée à sa mise en acte, Thèse de doctorat en Musique et Musicologie, Université de Paris-Sorbonne, 2011.

[2] Vallas L., Vincent d’Indy. La jeunesse, 1851-1886, Paris, Albin Michel, 1946, p. 5.

[3] Indy V. (d’), Cours de composition musicale. Premier livre, rédigé avec la collaboration d’Auguste Sérieyx, Paris, Durand et fils, 1912, p. 26.

[4] Indy, V. d’, op. cit., p. 262-263.

[5] Bourdieu P., La Domination masculine, Paris, Seuil, 2002 [1998], p. 21.

[6] Indy V. d’, Cours de composition musicale. Deuxième livre, première partie, op. cit., p. 262.

[7] Quéré F., Les Femmes de l’Évangile, Paris, Seuil, 1982, p. 153.

[8] Voir Launay F., Les Femmes compositrices en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2006 ; DeNora T., Beethoven et la construction du génie, Paris, Fayard, 1998 ; Schnapper L., Henri Herz, Magnat du piano. La vie musicale en France au XIXe siècle (1815-1870), Paris, Éditions de l’EHESS, 2011.

[9] Et l’on sait, en lisant le Cours de composition musicale, que d’Indy avait lu attentivement d’autres théoriciens, tels Antonin Reicha ou Hugo Riemann. Il est donc plausible que d’Indy ait été influencé, pour la désignation des termes de la forme sonate, par des travaux préexistants.

[10] Vendries C., « Masculin et féminin dans la musique de la Rome antique », CLIO, numéro spécial

Histoire, femmes et sociétés [En ligne], 25 | 2007, mis en ligne le 01 juin 2009. URL : http://clio.revues.org/index2362.html (consulté le 07/08/2011).

[11] Alice Gombault, s’appuyant sur des textes de Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin, Jean-Paul II ou Josef Ratzinger, retrace l’évolution historique des représentations de genre mises en œuvre par le catholicisme et souligne le fait qu’aujourd’hui encore « il est difficile à l’Église [catholique] de sortir de l’idée qu’il existe une nature féminine radicalement différente de celle de l’homme » : Gombault A., « Les représentations catholiques du genre », FHEDLES, URL : http://fhedles.fr/affiche/les-representations-catholiques-du-genre-alice-gombault/#_ftn1 (consulté le 07/08/2011).

[12] Indy V. (d’), Cours de composition musicale. Premier livre, op. cit., 1912, p. 10-11.

[13] Indy V. (d’), La Schola cantorum : son histoire depuis sa fondation jusqu’en 1925, Paris, Bloud et Gay, 1927, p. 63.

[14] Lahire B., L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Hachette, 2006 [1998], p. 155.

[15] Elias N., Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Pocket, 1993, [1981].

[16] Vallas L., op. cit., p. 8.

[17] Indy V. (d’), « Impressions musicales d’enfance et d’adolescence », Les annales, n° 4, 1930, p. 425.

[18] Vallas L., op. cit., p. 14.

[19] Indy V. (d’), Ma vie, Paris, Séguier, 2001, p. 34.

[20] « La passion maternelle de l’aïeule était si vive, si absolue, si exclusive, que, lorsque Rézia [sic] d’Indy jugea venu le temps de rédiger son testament, elle ne fit dans cet acte la moindre mention de ses enfants ou petits-enfants, sauf d’un : elle y déclara vouloir léguer tout ce qu’il était possible au seul Vincent, son petit-fils chéri, son unique amour en ce monde ! Elle avait confié à sa vieille bonne Rosalie une assez forte somme d’argent, qui, après sa mort, devait être remise en cachette à son héritier de prédilection. » ; Vallas L., op. cit., p. 12.

[21] Indy V. (d’), « Impressions musicales d’enfance et d’adolescence », op. cit., p. 425.

[22] Muriel Darmon parle de « socialisation de renforcement » ; Darmon M., La Socialisation, Paris, Armand Colin, 2010 [2006], p. 115.

[23] On ne peut s’empêcher de faire la comparaison entre le cadre socialisateur mis en place par Résia d’Indy, intégral et catholique, à la situation de l’internat qui, tel que le décrit Durkheim, tend à « envelopper l’enfant tout entier dans un système qui le prenne, dans toute son existence intellectuelle aussi bien que physique et morale, afin de le pénétrer plus complètement et plus profondément, afin de ne laisser échapper aucune partie de sa nature. » ; Durkheim É., L’Évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1999 [1938], p. 139.

[24] L.A.S. de Résia d’Indy à ses cousins de Sigoyer, 1855 ; Indy, V. (d’), Ma vie, op. cit., p. 35, souligné par nous.

25 L.A.S. de Vincent d’Indy à Mlle Saint-Pierre, 1863 ; Indy, V. d’, Ma vie, op. cit., p. 44.

[26] L.A.S. de Vincent d’Indy à Mlle Saint-Pierre, 25 Mars 1864 ; Indy, V. (d’), Ma vie, op. cit., p. 47.

[27 Panofsky E., Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, Minuit, 1967.