Les Droits des femmes, au cœur de l’Accord National Interprofessionnel du 11 janvier 2013 ?

par Sabine Reynosa

Manifestation contre l'ANI, Nantes, 5 mars 2013. Regarder le reportage

 

Il ne devrait plus être nécessaire de rappeler que, du fait de leur position dans la société, les femmes sont particulièrement vulnérables à tout ce qui concourt à déréglementer le cadre protecteur légal, comme à rendre la main-d’oeuvre taillable et corvéable. Or, les commentateurs sérieux se rejoignent sur le fait que l’ANI du 11 janvier 2013, signé par des organisations syndicales minoritaires, répond aux fantasmes les plus fous du Medef en termes de flexibilité ; flexibilité au profit de l’employeur, assortie de l’impunité patronale. D’ailleurs, pas une fois n’apparaît la question de l’égalité femmes/hommes, alors que le gouvernement n’a de cesse de nous rappeler, Ministre des Droits des Femmes en tête, combien cette démarche doit sous-tendre toutes les politiques publiques et négociations sociales.

D’une manière générale, le cadre juridique actuel, défini par le Code du Travail enrichi de la jurisprudence est systématiquement démantelé, à travers l’ANI, au profit d’accords d’entreprise et de contrats de gré à gré entre employeur et salarié-e en situation de subordination. Le dialogue social dans la branche, dans l’entreprise devait renforcer les garanties obtenues au niveau supérieur (loi). Avec l’ANI, le moins-disant peut s’imposer : l’accord collectif dérogatoire s’impose à la loi comme il s’impose au contrat de travail. En prime, les pouvoirs d’intervention des juges sont limités, tant en matière de remise en cause des décisions de l’employeur, qu’en matière de réparation des victimes.

Ainsi, un accord d’entreprise pourra organiser la mobilité forcée interne : mutation sur un autre poste, envoi à l’autre bout de la France... le refus entraînant un licenciement pour motif personnel (sous-entendu, une faute). Une occasion rêvée de se débarrasser des plus vulnérables ! Qui de la « conciliation entre travail et vie de famille », un des objectifs clés de la nouvelle stratégie pour l’égalité entre les femmes et les hommes 2010-2015 de la Commission européenne ?

Ainsi, un accord d’entreprise pourra nous contraindre au travailler plus pour gagner moins en faisant miroiter un éventuel sursis au licenciement. Eventuel, car la possibilité de déroger à cet engagement est prévue. Le refus entraînant un licenciement pour cause réelle et sérieuse !

Ainsi, un accord d’entreprise ou, au choix de l’employeur, une décision unilatérale homologuée en un temps record et par défaut par une administration débordée, pourra autoriser une procédure de licenciement collectif express. Inutile de s’embarrasser à chercher des alternatives !

Quant à l’ordre des licenciements, l’accent est mis sur la « compétence professionnelle »…à l’appréciation de l’employeur, bien sûr. Les écarts de rémunération, toutes choses égales par ailleurs, sont là pour nous rappeler combien les femmes sont moins « compétentes » que les hommes ! Aujourd’hui, le Code du Travail mentionne, parmi les critères pris en compte, les « qualités professionnelles », mais non sans, auparavant, énumérer des critères sociaux. Premier item cité : les « charges de famille, en particulier celles des parents isolés ».

Un CDI "Intermittent" instaurera une alternance entre périodes travaillées et périodes non travaillées avec une rémunération lissée sur l’année. Ni indemnisation chômage dans l’intervalle, ni prime de précarité ! On commence par 3 branches, on étendra si affinités. Sécurisation de l'emploi, paraît-il ?

Pour couronner le tout, les prérogatives des représentant-e-s du personnel sont fragilisées par toutes sortes de mesures, telles qu’un renforcement des devoirs de confidentialité qui frise le bâillonnement, le raccourcissement des délais de contestation des licenciements collectifs etc. Une brèche est ouverte dans l’ensemble des missions légales d’expertise : CE et Comité d’Hygiène, sécurité et Conditions de Travail. Pourtant, cette démarche joue un rôle déterminant, non seulement sur le plan économique, mais aussi pour lutter contre les discriminations, les inégalités, la souffrance au travail… Les petites entreprises, où se concentrent majoritairement les femmes, bénéficieront de délais supplémentaires pour la mise en place des institutions représentatives du personnel.

Et les possibilités de recours judiciaire et de réparation pour les salarié-e-s sont considérablement amoindris : licenciement sans possibilité de contestation en cas de refus d’une altération du contrat de travail pour motif soi-disant économique, fixation d’une indemnité forfaitaire pour éviter le procès et la réparation des préjudices subis, réduction des délais de prescription…alors même que l’on accède d’autant plus difficilement à la justice que l’on est en situation de précarité. Et quid du harcèlement, procédure au long cours dont on ne prend pas conscience immédiatement ? Quid des informations prouvant des licenciements « boursiers », révélées parfois tardivement ?

Sur l’autre plateau de la balance, qu’en est-il de l’« avancée décisive », de la « conquête sociale de premier plan » saluées par la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem (1 )?

Elle réside principalement dans l’article visant le travail à temps partiel. En fait, cet article 11 est un modèle de rhétorique : ou comment faire miroiter des avancées tout en s’attachant à les entraver. Cas d’école, d’ailleurs : exceptions et dérogations en tous sens précèdent l’énonciation de la règle.

L’ANI annonce une durée minimale d’activité hebdomadaire de 24 heures(2).

Oui, mais…

-Mais ne sont pas concerné-e-s les 1,6 millions (INSEE, 2006) de salarié-e-s travaillant chez des particuliers, ni les étudiant-e-s de moins de 26 ans...

Et quid des salarié-e-s actuellement en emploi ?

-Mais la possibilité de « lissage sur tout ou partie de l’année » relativise ce seuil.

-Mais, et surtout, des dérogations individuelles, supposées volontaires, sont prévues. Au pays de Bambi, toutes ces femmes qui cherchent désespérément à « faire des heures » pour boucler le mois préfèreront y renoncer plutôt que de signer de telles demandes de dérogations, c’est certain !

Autre avancée : l’ANI instaure une majoration de 10% pour la première tranche d’heures complémentaires, à hauteur de 1/10ème de la durée prévue au contrat. Aujourd’hui, les heures complémentaires doivent être majorées de 25%, mais seulement au-delà de cette première tranche de 1/10ème de la durée contractuelle. Oui, mais…

Mais l’ANI assortit cette avancée de possibilités de la contourner, voire de dégrader la situation actuelle par le biais d’accords de branche qui pourraient étendre le taux de 10% à toutes les heures complémentaires, se substituant au taux à 25% ;

Mais on demeure dans une situation d’inégalité, alors que les heures supplémentaires effectuées par les salarié-e-s à temps complet sont majorées à des taux de 25 et 50%.

Et surtout : l’ANI légalise une pratique condamnée par la jurisprudence, combattue par les inspections du travail, et dénoncée à deux reprises par les parlementaires(3). Les avenants au contrat de travail appelés « complément d’heures » permettront, jusqu’à huit fois par an, d’augmenter temporairement la durée du travail tout en s’exonérant des contreparties dues aux salarié-e-s : majoration des heures complémentaires et requalification, le cas échéant, des contrats de travail en contrats à temps plein.

Autre sujet d’inquiétude, l’absence de garanties quant au maintien a minima des normes actuelles dans le cadre des négociations qui vont viser :

- le délai de prévenance préalable à la modification des horaires ; aujourd’hui 7 jours, en principe. Déjà insuffisant pour organiser une formation, s’engager dans d’autres activités…

- « le nombre et la durée des périodes d’interruption d’activité au cours d’une même journée »

Actuellement, la loi interdit en principe plus d’une interruption d’activité, laquelle ne peut excéder deux heures. Constatant que déjà, les possibilités de dérogations par le biais d’accords permettent de vider ces garanties de leur contenu, les délégations parlementaires aux droits des femmes sont plutôt sur des logiques de suppression pure et simple de telles dérogations : « Lorsque l’exception devient la norme, la règle perd son sens »4, relève la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale.

 

La délégation aux droits des femmes du Sénat vient de soumettre aux partenaires sociaux un certain nombre de préconisations pour encadrer le temps partiel5, autant de mesures absentes de l’ANI : priorité d’embauche, prime de précarité, garantie d’accès aux droits sociaux, majoration de 25 % dès la première heure complémentaire … Ces préconisations, ainsi que celles visant à rendre dissuasive l’embauche à temps partiel, rejoignent celles de son homologue de l’Assemblée Nationale.

A ces « avancées », ajoutons brièvement :

La surcotisation des contrats courts. Emblématique de cet accord en trompe-l’oeil, anecdotique, elle ne concerne qu’une infime minorité de contrats précaires, sera aisément contournable, et surtout elle rapportera aux employeurs un solde positif de 45 millions, venant s’ajouter aux 200 milliards versés tous les ans aux patrons. Tout bénéf pour l’intérim, qui n’est pas concernée !

La « généralisation » de la complémentaire santé : une bonne idée sur papier, un leurre tel qu’elle est organisée. L’objectif devait viser un contrat collectif offrant un meilleur rapport «cotisation/prestation» qu’un contrat individuel, et c’est l’inverse qui risque de se produire. L’interdiction de mutualiser une offre en désignant un organisme assureur pour la branche peut entraîner un renchérissement des coûts. Dans une même branche, selon la taille des entreprises, les salarié-e-s ne bénéficieront pas du principe d’égalité et de solidarité. Une fois de plus, les femmes, surtout présentes dans les PME/TPE, seront défavorisées ! Un vaste marché s’ouvre au secteur lucratif, dont l’objectif n’est que de remonter des profits aux actionnaires, contrairement aux mutuelles et institutions paritaires. Exit les actions de prévention spécifiques aux branches, exit l’action sociale…

 

Notons enfin que la couverture maladie que la/le salarié-e devra financer à hauteur de 50% sera inférieure à celle que prévoit la CMU-C (Couverture maladie universelle complémentaire). Il faudra donc payer des sur-complémentaires, en particulier pour couvrir les enfants.

Et bien sûr, comme pour les autres avancées promises dans cet ANI, tout reste à négocier…

En outre, il conviendrait de tenir compte des impacts de cet accord sur la santé au travail. Faciliter la rupture du contrat de travail encourage la concurrence entre collègues et dégrade les conditions de travail, particulièrement celles des femmes. On n’a pas fini d’en mesurer les conséquences économiques, sociales et sociétales. Rappelons qu’au sujet de la violence à l'égard des femmes, le Parlement européen lui-même mentionne qu’elle « s'intensifie lorsque les hommes sont confrontés à une mutation et sont exclus en raison de la crise économique »

Le 12 novembre dernier, à Sciences Po, la Ministre des Droits des Femmes s’engageait à prendre en compte l’enjeu du genre dans chaque projet de loi. Analysons donc l’impact des différents dispositifs qui ont jalonné la déstructuration des protections collectives en échange de contreparties illusoires (ANI de janvier 2008, Contrat Nouvelle Embauche…) : sitôt la flexibilité installée, les dispositions visant la « sécurisation » sont généralement oubliées. Ce nouvel ANI franchit un saut sans précédent en matière de flexibilité et sécurisation du loup dans la bergerie. Il érige la dérogation en norme, et le chantage en système.

 

Sabine Reynosa, 8 février 2013

 

 

Sabine Reynosa est syndicaliste CGT, membre de la CE Fédérale Sociétés d'Etudes et de la Commission Confédérale Femmes-Mixité.

 

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1 - Libération, 23 janvier 2013 (tribune) et site internet du Ministère )

2 - Le principe du seuil n’est pas si novateur. Parce qu’il existe dans certaines branches, on sait combien son effectivité est difficile à garantir, surtout en l’absence de sanctions prévues.

3 - Marie-Jo ZIMMERMANN, au nom de la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale : Rapport d’activité 2011-2012, déposé le 6 mars 2012 - N° 4454

4 - Marie-Jo ZIMMERMANN, Rapport d’information enregistré le 29 juin 2011 - n° 3602

5 - Brigitte GONTHIER-MAURIN, au nom de la délégation aux droits des femmes du Sénat : Rapport d’information déposé le 23 janvier 2013 - N° 279

6 - Résolution du 5 avril 2011 sur les priorités et la définition d'un nouveau cadre politique de l'Union en matière de lutte contre la violence à l'encontre des femmes.