Le regard d'Hélène Cayeux

La Maison des Hommes et des techniques présente une sélection du travail de la photographe Hélène Cayeux, axée sur le contact des travailleur.ses et de leur machine. On y lit sur les visages l'intense concentration fournie pour effectuer une tâche avec succès, sans blessure.

"Au Contact de la machine", jusqu'à la fin juillet 2017 à la MHT

 

Présentation de Xavier Nerrière, co-réalisateur de l'exposition

Hélène Cayeux était certes une photographe de presse, mais elle était aussi une artiste, au style affirmé et disposant d’une liberté qu’elle avait su conquérir. Tout laisse à penser en effet qu’elle ne ratait jamais une occasion, lors qu’elle entrait dans une entreprise, de photographier des femmes et des hommes à leur poste de travail. C’est ainsi qu’elle a construit sa liberté d’expression, indépendamment, ou en marge des instructions (des commandes) qui lui étaient données par son journal (Ouest-France)…

Aujourd’hui Hélène n’est plus en mesure de nous faire part de ses intentions, son état de santé ne le lui permet pas. Nous devons nous débrouiller seuls, sans elle. Nous devons prendre nos responsabilités, prendre le risque de nous tromper et nous faire confiance afin d’essayer de reconstituer le cheminement intellectuel qui l’a guidé. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici : une écriture photographique (autrement dit une façon de penser).

 

Pour le CHT l’aventure a commencé en 2010-2011, lorsqu’Hélène, suite à une suggestion d’Alain Croix, a décidé de trouver une destination aux très nombreuses photographies qu’elle conservait à son domicile. Je vois dans cette démarche la volonté que ces images continuent de vivre, que tout ce travail ne soit pas vain. Mais il a d’abord fallu classer des milliers de clichés (entre 30 et 40 000), souvent sous forme de négatifs (24/36 pour les connaisseurs), pas toujours identifiés. Avez-vous déjà essayé d’ordonner quelque chose qui ne vous dit parfois rien ? Je ne remercierai jamais assez le bénévole qui nous a aidé, pour sa patience et son abnégation.

Cette exposition n’a pas pour but de faire l’inventaire exhaustif du travail d’Hélène Cayeux. Nous avons choisi un thème qui nous a comme « sauté à la figure » : le travail industriel. C’est une obsession chez Hélène Cayeux. Peut-être éprouvait-elle une fascination pour cet univers ?

Elle ne serait pas la première dans ce cas, l’histoire de la photographie est étroitement liée à l’histoire industrielle et plus largement à l’histoire sociale et politique. La photographie apparait au fil de la première moitié du 19ème siècle, en même temps que la première révolution industrielle, à un moment où l’ère industrielle s’impose dans la durée (devient irréversible), modifiant profondément les conditions de vie des ouvriers et les rapports de force au sein des sociétés occidentales. La photo change le regard des hommes, elle contribue ou participe au développement du courant réaliste : montrer la dureté du monde par opposition au romantisme qui voulait la fuir.

Les « instantanés », autrement-dit la possibilité de photographier des mouvements, des actions, apparaissent à la fin du 19ème avec la technique du gélatino bromure d’argent. Cette technique permet le développement de la photographie sociale (Lewis Hine), en même temps que la seconde Révolution industrielle, à un moment où l’ère industrielle peut être qualifiée avec certitude de catastrophe sociale.

La pratique photographique se vulgarise et se popularise à partir des années 1920 et 1930, avec le moment symbolique que sont les grèves de 1936 et l’entrée des appareils amateurs dans les usines. Ce phénomène se reproduira en 1968.

De ce point de vue, le projet que nous avons lancé en partenariat avec le CENS et la MSH relatif aux pratiques photographiques chez les militants, ou chez les amateurs sur leur lieu de travail, semble mettre en évidence un autre moment clef dans la pratique photographique militante. Plusieurs personnes que nous avons interrogées nous ont affirmé que les manifestations entre les deux tours des élections présidentielles de 2002, contre la présence de Jean-Marie Le Pen à ce second tour, ont joué un rôle déclencheur dans leur pratique photographique. Et que depuis ils réalisent régulièrement des photos pendant les manifestations. Ce sont là des phénomènes trop peu étudiés.

Depuis le temps que je m’intéresse à la photographie (sociale, amateur, militante…) j’ai acquis la certitude qu’il était absurde de vouloir séparer l’histoire de l’art de l’histoire politique ou sociale. Cela a conduit les historiens de l’art à ignorer largement les pratiques populaires (ou vernaculaires), les abandonnant à la sociologie, et inversement les spécialistes de l’histoire sociale ont assez largement méprisé les questions artistiques ou l’importance des liens entre les courants artistiques et l’actualité sociale et politique.

Pourtant aujourd’hui la photographie sociale, celle qui s’intéresse à la misère des hommes et entre là où le politique est trop souvent aveugle, ne s’expose pas dans la presse, ou seulement dans des titres au tirage trop limité. Elle s’expose dans des lieux culturels, des musées, des institutions et des espaces militants, comme ici à la MHT. Le but de cette photographie sociale n’est pas d’énoncer des vérités mais de nous inciter à faire notre propre chemin, suivre notre propre réflexion.

 

C’est tout à fait volontaire s’il y a aussi peu de légendes dans cette exposition. Parfois d’ailleurs nous n’avions pas plus de précisions que ce qui est écrit. Nous ne méprisons évidemment pas la dimension documentaire de ces images, bien au contraire et d’ailleurs un cahier est à la disposition du public où vous pouvez apporter toutes les précisions que vous jugerez utiles sous chacune des photos qui y sont reproduites.

À une époque où la question du travail est si cruciale, au centre des débats (en témoignent Les rencontres de Sophie qui ont intitulés leur édition 2017 : La fin du travail ? ; ou les innombrables et très bons documentaires qui se succèdent au cinéma…) Nous avons voulu montrer à quel point Hélène Cayeux avait essayé de s’emparer de cette question à bras le corps. Comme elle, nous ne pouvons pas fuir devant ce « trop » (de travail) pour les uns et ce « trop peu » pour les autres. L’industrie a structuré notre société, jusqu’à façonner des mouvements sociaux se revendiquant souvent de l’héritage du mouvement ouvrier. Et il n’y a sans doute jamais eu autant d’ouvriers dans le monde qu’aujourd’hui.

Hélène Cayeux a été très attentive au rapport entre l’ouvrier et sa machine, insistant plus particulièrement sur la situation des travailleurs postés, à la chaine. C’est-à-dire à des moments où le rythme (la cadence) est imposée à l’humain par une machine, où le pouvoir de décision est inversé, où l’individu perd son autonomie au profit d’une machine (ou d’un ensemble de machines).

Ces photos ont l’avantage d’avoir été prises dans un laps de temps relativement court (les années 1980 et 1990) et dans une zone géographique finalement assez réduite. Ensemble, elles forment un instantané de l’état de l’industrie sur un territoire donné comme il est rare d’en disposer. Nous avons pourtant l’impression que plusieurs âges industriels coexistent dans cette expo. Je pourrais continuer mais il faut savoir s’arrêter…

 

Avant de vous proposer de poursuivre cette discussion autour d’un verre de l’amitié, je voudrai remercier dans un premier temps la Ville de Nantes : non seulement elle nous offre ce verre mais elle a également financé l’impression des panneaux de l’exposition.

Je veux également remercier la MHT qui accueille l’exposition jusqu’à la fin du mois de juillet.

Enfin cette exposition annonce un ouvrage à paraitre en novembre aux éditions du CHT. Alain Croix et moi-même avons en effet décidés de consacrer un livre à l’ensemble du travail photographique d’Hélène Cayeux (titre provisoire : Le peuple d’Hélène Cayeux). Il est en souscription dès aujourd’hui, au prix de 20€ (au lieu de 29€ après sa sortie). N’hésitez pas à remplir un de ces bons, le budget du livre n’est pas encore complètement bouclé.

Ce livre bénéficie déjà de plusieurs soutiens importants : encore une fois la Mairie de Nantes, la Fondation Syndex et l’association Nantes Histoire.